Thierry Carbonell – Les pives minérales : le sens et l’énergie.

 

L’art consiste à faire des propositions. C’est le résultat d’une action créative pouvant entrer en résonance avec les nombreuses préoccupations de son époque. L’artiste trouvera toujours les moyens de son expression qui, pour la plupart du temps, procède d’un questionnement.

Paradoxalement l’acte créatif sera possiblement sous-tendu par un sentiment d’impossibilité relatif au partage de sa recherche: la partager et avec qui, de sorte qu’en pouvoir jouir serait aussi en altérer salutairement la représentation. L’art dans sa pratique est un acte courageux. L’assertion de l’art tient dans sa beauté ou sa singularité. Il est d’ailleurs assez facile de se rendre compte de la beauté, de la singularité ou de la force d’une œuvre. En revanche, il est plus compliqué d’en comprendre ou d’en expliciter les origines.

Ce qui d’abord surgit d’une œuvre, ce qui semble en tous cas pouvoir y être ressenti comme prépondérant, tient dans le sens et/ou l’énergie qui s’en dégage.

Je pense ici au haïku parce qu’à mon avis les « pives » de pierres (cairn en forme de pomme de pin ou de sapin) qu’érige Thierry Carbonell semblent appartenir à un registre d’images impondérables, lesquelles ne seraient pas sans rappeler celles produites par le haïku, sans que pour autant elles puissent s’apparenter à la trace au sens d’une écriture.

Haïkus tout de même, parce que ces empilements de pierres disent un visage du temps et d’un lieu. Et comme pour un haïku, chacun peut en saisir le sens à sa façon.

L’énergie est dans la pierre. Selon l’endroit, la pive sera donc construite par intuition. Tout matériau minéral à portée de main fera l’affaire. Pas question de bavardage ou de récit, le mythe est tenu au pied de la lettre. La pive est une pensée spontanée, un poème fait de pierres ; une intention matérialisée qui en elle-même fait sens.

Thierry Carbonell crée ses pives seul, défait de tout, débordant dans l’incommensurable. Le lien qu’il entretient avec le minéral correspond sans doute très profondément à une partie de ce que nous sommes: consciences du feu et des étoiles. Il distingue dans la matière brute émergeant des rives du lac de Neuchâtel, des figures et des âmes primordiales; vibre avec le chant sidéral qui s’en libère, et, comme poussé par un irrépressible élan d’enfance, ce fou de signes et de dons court aussi la forêt avec ses compagnons pour entrer en dialogue silencieux avec les mystérieux amphibolites et autres roches anthropomorphes ou à têtes d’animaux qui y siègent et dessinent un territoire sacré.

Le langage des choses est de toute évidence pour cet homme un langage qui fait tomber les masques de la mort du coté de la magie de l’être. Le silence hautain et méprisant des oligarchies culturelles qui nous dominent n’existe pas. C’est ce que me semble vouloir dire la geste de ce créateur qui tout bonnement, à travers le détour et le lâcher prise, l’abandon des mots pour la danse des mots, la fatigue et le risque du faire, entretient un dialogue avec la Terre-Mère. Et si dans les notes explicatives qui accompagnent les photos du site, l’artiste travailleur social invoque souvent la lumière, je pense qu’il faut se garder de la confondre avec la clarté ensoleillée d’une pensée béate. C’est bien sûr d’une autre lumière dont il est question, d’un point immatériel et dense à la fois, d’une fusion noire qui a quelque chose à voir avec l’Or du premier grand feu.

Ses pives jalonnent le chemin qu’il aura emprunté. Et tout laisse à penser que cet intuitif marche et danse sur un chemin de surface qui est aussi un chemin intérieur, celui de sa propre altérité.

Cairns éphémères, parfois défaits par l’action de l’eau ou par des hommes qui n’entendent pas le chant d’amour du tableau subtil, les pives ou autres tentatives effondrées indiqueront aussi peut-être les lisières du discours du je.

De toutes les façons l’eau est la solution du rêve. Et l’eau qui est aussi une pierre et un feu octroiera toujours à ce genre de poésie sensitive les contours étranges et fragiles d’une figure, d’un visage spatial dont les paysages saisissants, les reliefs comme les gouffres, sont à appréhender à l’aune d’une quête de savoir presque aussi ancienne que le monde et ses origines.

r.n

 

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