Les arbres sont plus grands que le langage

Écrire dans les pages d’un petit livre que chaque matin ricane – grimace fluorée – un masque aux dents propres. Je ne brise pas pour autant le miroir qui me renvoie tous les signes de ma soumission. J’écoute la mer et le vent qui ne disent rien de ce visage ni de ma conscience.

J’entends, comme l’ami Jean-François Simon l’entendait depuis son cloître d’images, les bottes et les fusils, aboiements métalliques, et l’océan qui commence à manger la terre. Un instant, des instants, ce n’est pas grand-chose, et pourtant tout ça existe ; ce qui aimerait fleurir, agir et se perdre sans cesser d’en disperser le sens. Corps et langues s’y enlacent et s’émeuvent.  

Hoquets bruyants du néon, la lumière hésite un peu. Moi aussi, grotesque, imbu de littérature, et implorant les mots pour adresser, gémir un salut, un aveu, au lichen jaune des murets qui recouvre les pierres, ma prière, de sa peau.

J’existe et meurs tous les matins ou presque dans le ronronnement entêtant de la technologie qui dit le monde et la nécessité toujours inaccomplie de transposer l’idée de la vie en pur amour.

D’un instant de frayeur ma parole est née, je crois. Qu’en faire. M’y suis creusé un trou de sidération d’où ça fait beau temps que je tiens tête à la nuit, lui passant par la bouche mes sommeils compassés. Comme tout le monde, je fouille autour du manque et du corps, un trou de langue, de pluie, de paysages. Et des peuples entiers se cognent aux portes des églises, échouent et crèvent sur nos plages.

Il n’y a pas de parler faux – je crois –, de poésie vraie ou de roman mort, mais des bateaux en sortant du chenal qui meuglent l’incipit du voyage à la mer ; mais le dire des choses, des odeurs, de la peur, de la spoliation, de l’horreur et de l’amour. Les arbres sont plus grands que le langage.

Laissée en pâture aux oiseaux qui plongent dans ma respiration – dans son volume d’images , ma parole halète d’abord puis se tait. Et les camions écrasent, arrachent et lissent le bitume de l’embarcadère.

La rampe courbe au parapet blond dessine l’ourlet d’une paupière dont le khôl fond sous la chaleur. Ça sent le goudron et les fumées de diesel.                         Je suis un étranger.

Sans assener ni vers, ni rien d’autre, mais esquissant, il me semble, ce qui ressemble à un lieu, il faut nous risquer avec les corps invisibles du vent et de l’eau, pénétrer l’arcane, ses paysages – bouche, sexe, œil –, l’esprit à la table des mondes et des temps où dansent aussi, dans le cycle ouvert et permanent, vie et mort aux lèvres d’eau puissantes et bleues. Rester clandestin et attentif aux fleurs et aux saisons. Écrire.

Contemplateur dévoré sous la meute, le monde me rêve sans visage.

Toi, ma tête toute mal-tendue vers ce nous qui danse mais reste privé de l’acte inédit, tiens-moi debout dans ma tristesse de fou. Je connais que tu as une géométrie parfaite pour l’exercice. Voilà. Ça ne sert à rien de penser à la suite. Quelle suite.

Aujourd’hui, les dés ne veulent pas. Ils s’obstinent.

En marge du texte, le présent est un autre texte, un autre lieu. Ce n’est pas encore ton tour. Apprends d’abord. Je me répète.

Jette de l’eau sur tes frayeurs.

Écoute ta langue – phé │

énoncer parole et silence puis disparaître.

À l’instant sommes juste à l’heure de l’imitation, de l’arrogance, du mépris, de la violence, des fictions autoritaires. Émets à feu bas. Nulle communication non plus, et toujours en voyage.

Mais amour rituel aux cent visages, tous les matins ou presque. Ça, oui. Faire l’amour, en donner. Écrire, mentir encore. La lenteur de nos corps se réapproprie la chasse poursuite futuriste. Le débordement à venir : le réel.

Finalement, rien ne revient jamais. Tant mieux. En permanence, improviser, je crois, une autre vie. Écrire, parler lentement, et relecture systématique. Dans ma légende, suis plus léger que le souffle, celui à qui on aurait coupé la tête, et cette même tête aussi, inventée, que m’ouvre la danse silencieuse des mots qui ne sont pas tout à fait des mots et des trilles me rêvant, mais un rêve flottant entre les mots et les battements silencieux, entre l’œil et un ciel-mère, un océan, un regard de force, de terre et de pluie pesante rêvés par la sécrétion d’un grand pouvoir, dans le cliquetis d’une langue musicale, la voix d’une rencontre possible, une alliance.

Dans la langue tendue du cinglé, terre et langue en patience, sommes anonymes errants, allongés sur les dalles en pierre des mythes, sous les anneaux des temps, avec dans le cœur un soleil de faïence, et nos voix se meuvent, discrètes et pâles.

Extrait de Sans cesse de Gilles Venier. Tarmac éditions 2018

https://www.tarmaceditions.com/sans-cesse

Image d’entête: Corps et Âme. Acrylique sur bois. Travail personnel – février 2022