Miguel Ángel rEal – Comme un dé rond

Contre l’absurde, il faut chanter. Car conjurer l’absurde vaut toujours mieux que de s’y habituer. Parce qu’il existe une sorte de totalitarisme de la pensée – et par conséquent une sorte de totalitarisme de l’agir normatif dans les rapports que nous entretenons avec ce qu’il est convenu de nommer la réalité -, la révolte, qu’elle soit poétique ou d’une autre nature, est de toute évidence un appel à faire naître une autre façon d’être au monde. N’y a-t-il pas urgence en effet à sortir de l’entre-soi, à repousser les « formes » qui s’imposent ou que l’on s’impose, à questionner les apparences, à passer outre nos limites, à trahir nos « territorialisations », nos schémas intellectuels et utilitaristes ? N’y a-t-il pas dans l’art la possibilité d’éprouver notre rapport au monde, de retrouver l’usage des facultés de perception dont nous sommes porteurs ?

Le langage peut servir à ça. Expérimenter le langage pour questionner ce que nous prenons pour des formes et dont le sens nous échappe. Pressentir -consciemment ou inconsciemment- (peu importe après tout) que derrière la trace, l’invisible nous informe, qu’il n’y a pas de formes mais des durées, des poussées de percepts intuitifs ; des avancements de joies.

« il n’y a pas d’autre musique que celle des lichens » Ecrire n’est pas décrire, ni même représenter. C’est dessiner l’enfance, une mémoire inscrite dans toute chose ; c’est chanter jusqu’à supprimer l’œuvre.

Celui qui sait voir, sait écrire. Et l’œil a beau rouler comme un « dé rond » sur les surfaces, ou être « devenu sel », c’est l’âme qui regarde des apparences ce qui tremble et qui est, permettant au langage d’établir des ponts entre le « réel » et ce qu’il est d’usage de qualifier de « rêve ». Le voile alors se déchire et s’ouvre sur une forêt d’échos, un labyrinthe de couleurs de sons et d’odeurs. Ici c’est bien au tour du lecteur-promeneur d’entendre et de voir à travers les analogies et les métamorphoses ce qui contraint le poète-chaman à « remonter le courant avec des rames cassantes comme des ailes » ou à se tenir « debout sur des nénuphars marins en quête de souvenirs perdus ».

Car c’est souvent comme ça que se passe. Révolte, questionnements et désillusions sont nombreux « Autant de joutes. Autant de nuits que d’insomnies » « Rien n’a de contours sauf l’attente » tant il est difficile de trouver du sens à un héritage parfois encombré ou torturant.

Mais écrire c’est également penser la mer lorsque la distance ne nous permet pas de la toucher ou de la voir. Et n’est-ce pas précisément cela que d’être au monde dans cette distance qui nous sépare de ce que l’on ne voit pas mais que l’on sait exister ? Ce qui fait sens se trouve donc peut-être dans cette relation nomade entre penser et être dans une information se tenant à la fois en soi et hors de soi. Serait-ce une intention que d’être au monde, et la vie elle-même pourrait-elle résulter d’une volonté ? Quand et comment entrerons-nous en conscience dans l’unité en tant que créateurs du monde?

Ainsi, c’est tout de même bien ancré dans notre réalité – dont le principe est malheureusement hélas fréquemment nié, puisqu’on lui conteste partout ou presque sa part gazeuse, numineuse, sublime – qu’il faut continuer intérieurement, très confidentiellement, mais avec application à danser et chanter le monde pour lui-même, pour ce qu’il est ; une partie de nous.

Je dis avec application, car la condition pour être le danseur de son propre chant requiert un engagement personnel et total, un vrai retournement vers soi, sinon on s’emmêle vite les pinceaux. Il ne suffit évidemment pas de passer d’une « constellation » à une autre, et de se parer de ce qu’elles disséminent, pour se faire soi-même pulvérulence, rhapsodie ou être reconnu comme poète.  Franchir le seuil du sens commun, puis régler son chant, son pas, à la tension, à la rigueur de cette recherche, de cet enfoncement, c’est entrer peu à peu dans la conscience ; le palais de notre propre matrice.

Obéir, au sens commun du terme, n’est rien. Il suffit de hocher la tête pour qu’on vous laisse tranquille.  Mais être libre d’obéir à la danse et au chant, c’est être à sa juste place.

Et Miguel Ángel Real, que je salue, est dans son chant d’inquiétude, à sa juste place.

COMME UN DÉ ROND

Traduit de l’espagnol par l’auteur et par Florence Real

Éditions Sémaphore.

Collection Arcane