J’ai eu la chance et le privilège de visionner, avant sa sortie, le film de Philippe Lespinasse « Pépé Vignes, c’est du beau travail ! » qui rend hommage avec tendresse et émotion à Joseph Vignes, dit « Pépé » Vignes, ouvrier, artiste myope autodidacte, farceur, chanteur à tue-tête, et accordéoniste.
Dès les premières minutes, Pépé Vignes, tel un crieur public, annonce joyeusement face caméra que ses dessins et leurs couleurs existent pour « éclairer le monde ». Son visage comme son élocution respire à la fois la bonhomie et l’impertinence. Mais ce n’est ni un clown ni un excentrique qui parle en chantant. Cet homme est un poète.
Pépé Vignes dessine depuis sa plus petite enfance. Peut-être un recours pour mieux surmonter les difficultés de l’existence. Parfois battu par un père tonnelier qui avait le vin mauvais, Pépé Vignes grandit tant bien que mal dans la peau de l’enfant qu’il n’a sans doute jamais voulu cesser d’être, mais toujours en grande compagnie ; la jubilatoire compagnie des vivants.
C’est un très beau portrait qu’il faut regarder, je crois, en se laissant surprendre par la délicatesse du témoignage laissé par cet homme qui regardait le monde de derrière ses lunettes à gros foyers, avec étonnement, comme il le dessinait, le visage presque collé au support qu’il avait choisi pour y tracer ses motifs préférés.
Le lâcher prise est conseillé.
On pose son cerveau et on demande à l’intellect d’aller prendre l’air.
Bien sûr, les plus férus d’Art brut verront sans doute dans les dessins de cet incroyable et bel humain quelque proximité avec les travaux de Gaston Chaissac ou ceux de Pierre Alain Lucerné, pour leur pratique commune de collecter des matériaux ordinaires nécessaires à l’expression de leur chant, la simplicité de leur narration.
Ils y verront éventuellement comme une fraternité – mais toute solaire alors, et certes un peu lointaine – avec Antonio Liguabue.
Crayons, feutres, stylos-billes furent les simples outils qui servirent au geste sûr de ce voyant sensible que fut Pépé Vignes. Ainsi naquirent, fusèrent et s’envolèrent les lignes, les contours et les couleurs d’un monde apparemment enfantin qui, si on lui accorde un vrai regard, s’anime aujourd’hui encore précisément dans ce lieu étonnant que forment ses nombreuses et singulières réalisations graphiques où – contre toute attente – le chant de Pépé Vignes voulait peut-être, en débordant du cadre, embrasser le visible et l’invisible, l’essence et l’existence d’une réalité plus mouvante, plus complexe et plurielle qu’il n’y parait.
Sur le métier, sa main voyait, et son esprit dansait !
Bien sûr, tout le monde reconnaîtra les fleurs, les oiseaux de Pépé Vignes, les dents et les écailles de ses longs poissons. Comme on reconnaîtra et entendra les moteurs, les klaxons et les sirènes de ses bateaux, de ses autobus, de ses avions et automobiles aux capots et aux bouchons de radiateur démesurés, tous ou presque ornés de guirlandes, les mêmes que l’on tend à travers les rues lors des fêtes patronales Illibériennes ou d’ailleurs. Mais pourquoi ?
Parce qu’aux apparences nous préférons le corps des choses, et que nous croyons reconnaître de la réalité que les éléments tangibles fixes ou mouvants, comme ceux que nous-nous inventons ou que nous pouvons nommer. Mais aussi parce qu’intuitivement, nous savons que les apparences ne résultent en rien de la perception mentale que l’on se fait des choses ou des phénomènes, et qu’elles sont en fait les premiers reliefs de la réalité.
Peut-être le sens du « travail » pour Pépé se tenait-il là, dans une sorte d’acceptation de soi et de son destin, admettant à la fois de ne pouvoir rien représenter d’autre de la réalité (elle-même au fond irreprésentable) que la matière de nos fictions communes, mais nous offrant aussi dans la simplicité clairvoyante de ses dessins, et dans la profusion du geste qui les a créés, la présence d’une force instaurant un dialogue entre nous et ce qui dans la nature même des choses nous relie discrètement aux formes de l’ineffable.
Longtemps après avoir regardé ce film, ma mémoire a gardé le crissement des feutres de l’artiste sur le papier, mais aussi le bonheur grave – presque impressionnant – qui saisissait Pépé lorsqu’il poussait une goualante. Dans l’exercice du chant il rejoignait sans doute là – dans une forme d’extase -, l’ordre originaire qu’il aurait peut-être aimé toucher dans ses tableaux.
Oui, un dessin de Pépé Vignes peut nous questionner ou nous faire sourire, comme souvent nous questionne, nous amuse ou nous surprend le simple dire d’un enfant
Cela dit, autour de ses compositions, dans le fameux cadre en papier Kraft qu’il confectionnait, j’ai vu l’orbe d’un soleil dur, une puissance, honorer les traces d’un émouvant récit.
Il faut remercier Philippe Lespinasse, ce passionné des Arts populaires qui n’en est pas à son premier film sur l’Art brut, pour ce dernier cadeau.
Le réalisateur nous apporte en effet régulièrement la preuve de l’existence d’un peuple constitué de ces hommes et femmes, artistes insolites et souvent remarquables, qui fabriquent, façonnent, chantent et nous interpellent avec une puissance extraordinaire.
Régis NIVELLE
« Je donne tout Jeff Koons, tout Soulages, tout Buren et la collection complète de François Pinault pour le manège de Petit Pierre (Pierre Avezard), ses courroies en chambre à air, ses poulies en bois et ses arbres à cames en fil de fer. » Philippe Lespinasse – VOYAGE : PROMENADES INSOLITES EN FRANCE – https://www.sinemensuel.com/agenda/voyage-promenades-insolites-france/
http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_liste_generique/C_11846_F
« Pépé Vignes, c’est du beau travail ! »
Un film de Philippe Lespinasse – Montage Aurélia Nebout – Mixage Jean-Jacques Vogelbach – Etalonnage Mélody Gottardi
Film produit par la Fabuloserie, à destination d’une exposition qui devrait ouvrir le 12 juin. On pourra y voir les œuvres de Pépé Vignes ainsi que le film. http://www.fabuloserie.com/