On l’entend parfois cette langue accrochée au cri, accrochée au réel qui ne veut rien céder à la magie et aux fictions. C’est une langue agrippée au corps, par le corps agrippé que le souffle tend, et qu’une mémoire plurielle fait entendre. On l’entend lorsqu’elle nous saute à la gorge et nous tord le cœur. Et lorsqu’elle nous parle depuis ce Pays incertain qu’est la poésie, on entend alors davantage les scansions d’une polyphonie conjurant avec force ce qui dans l’existence menace de trahir les ombres qui hantent encore le présent de leurs figures immolées pour que vive le poème.
Difficile de refuser cette rhapsodie, tant ses voix nous envahissent, tant leur souffle augmente notre respir. Ainsi, nous rejoignons par amour, à voix basse, pulsée, ces blues noirs, ces récits d’être, ces lents ragtimes aux lambeaux d’or et d’ombres syncopés. Ainsi nous voilà en leur compagnie à poursuive cette quête de l’impossible, ce désir – par désir – qu’éprouve Grégory Rateau à recouvrer le ton vif des paroles qui se sont perdues, à rouvrir des villes le dédale des rues à l’aventure des cœurs, redessinant à l’adresse du ciel la figure des amis, les amours, l’ivresse de vivre et d’aimer que les murs de quelques saintes piaules ont gardé en mémoire.
Lier le réel, l’incompréhensible au présent pour « coloniser le ciel », pour en somme retrouver l’enfance, l’ignition sacrée, c’est défaire le théâtre de la réalité de ses allégories en entrant dans une danse qui ne cesse pas d’entrainer les mots et les gestes à remuer, à labourer le vide dans une chorée ardente d’où naît ce qui doit s’écrire: une parole qui soit « capable de nommer toute chose par son propre nom » et « descendre dans les limbes pour y porter le feu »
« Je voudrais tout cela et bien plus, » poursuit Grégory Rateau « je voudrais retourner dans ce pays incertain où les souvenirs sont comme des villes en construction, avec des axes compliqués, des passages secrets, une vie de village pour chaque quartier, des ragots pour peupler de futilités les dimanches sacralisés. Des tasses se rempliraient toutes seules, les heures ne pèseraient plus sur nos consciences, les fins de journées seraient enfin dépouillées de cette chape de plomb, du prix d’un effort totalement vain et où les jeux d’enfants reprendraient enfin goût à ce rien qui n’a pourtant pas de prix. »
On l’entend parfaitement, chez Grégory Rateau, cette langue accrochée au cri, accrochée par l’impossible. C’est celle d’une pensée vivante se mouvant avec une force rare qui nous parle d’une quête d’absolu.
Le Pays incertain – Grégory Rateau – Préface Alain Roussel – 64 pages ISBN 2355773386
La Rumeur Libre Editions