Et si l’expérience du corps était une mission de l’âme, l’épreuve de l’incarnation dans les fréquences du vide, dans la pratique consciente de plusieurs traversées; d’exister ?
Et si la vie couvait encore un dire inouï des formes natives du visible et du dire, couvait la mort, le corps-rêve à la porte du feu, et que la danse de l’écriture irisait l’errance subtile du graphe qui affleure à la surface du codage serré des lettres de l’illisible, irisait la justesse des tons aux réminiscences parfumées et le rythme du silence, les vibrations entre l’envers et l’avers ?
Et si dès aujourd’hui nous n’avions jamais fini de lire Ÿcra percer à nuit le monde– de recommencer sans cesse à entendre, à respirer et voir ce texte incomparable : tissu mouvant d’une littérature s’accomplissant, détachée de la signification qu’éventuellement on pourrait lui accorder, qui danse et dansera longtemps sous nos yeux, et moi avec …
V
I E – Livre second : Ÿcra percer à nuit le monde de François Richard
La maison est grande. On y accède en franchissant un perron qu’une marquise en fer forgé abrite. Deux molosses aussi imposants que doux accueillent les visiteurs. Leurs aboiements avertissent Olivier et sa compagne, Bénédicte. On pénètre dans la demeure où règne la quiétude des maisons anciennes. Non loin de la cuisine, se trouve une petite pièce dédiée à la peinture, au dessin et à la lecture. C’est là, dans un savant désordre, que peint ou dessine Olivier Nebout les jours de tumultes atmosphériques. Et ce qu’il y peint alors, c’est peut-être d’abord le reflet de son intention qui consiste, j’imagine, à vouloir se confronter au vide, à l’espace et au temps.
J’imagine ainsi l’homme face à la toile. J’imagine que son premier désir de peintre est de trouver sur la surface vierge un point d’appui, c’est-à-dire de permettre à la main (au couteau, au pinceau) – grâce à l’œil – d’enduire le vide pour ensuite le trouer, puis finalement le rehausser en y introduisant du désordre et en sollicitant très secrètement – j’imagine (mais j’imagine seulement) – quelques intercesseurs d’importance.
La peinture, appliquée par touches de couleurs sur la toile, demandera préalablement à la matière de topographier le visible. Du vide et du plein naitront alors des formes. Un désordre se constituera, un visage (des corps et des choses) ou un paysage en surgira.
En regardant un tableau de l’artiste philosophe, on sent très bien comment la main et l’œil du peintre ont avec persévérance contribué à ce surgissement. Mais ce que la main, l’œil et la peinture font apparaitre sur la trame de lin est autre chose que la réalité.
L’œil, le géomètre, aura dû laisser un peu de place à l’esprit, lequel recherche autre chose que le bornage des apparences.
Ce qui compte alors n’est pas seulement la matière, la matière constituée de pleins et de vides. Ce qui compte dans les tracés de matière et la danse des formes et des couleurs,
c’est ce qui s’y meut et se diffuse; une impondérable présence.
Olivier Nebout, le peintre de la patience, nous a ouvert une fenêtre.
Et cette fenêtre s’ouvre toujours sur une histoire de lumière et de mouvement: les pulsations d’une très vieille mémoire.
Dans la lumière que diffusent les corps et qui semble aussi les traverser, nait
l’idée d’un passage vers l’imperceptible.
L’œuvre est réussie si elle plait à l’équilibre du visible et de
l’invisible.
On regarde donc par la fenêtre.
Sous le Ciel-Océan de Nogent-le-Roi, dans les champs de la Beauce, dans le portrait de Bénédicte ou encore quelques autoportraits, le désordre s’est agrégé. Le regard glisse et s’attarde sur une œuvre-monde, un espace qui ne nous appartient pas et qui pourtant nous est étrangement familier.
Les tonalités sont à la fois couleurs et musique. La « partition tonale » du Paysage de la Beauce (Craie sur ardoise) est à ce propos assez étonnant.
Les corps et les choses racontent une histoire, ou l’histoire d’une idée tandis que l’esprit, dans les transparences, nimbe l’intangible.
Dans le travail de Olivier Nebout, cet équilibre à l’oscillation subtile semble primordial.
Au fond, la propriété de ce qui dans un tableau est en mouvement tient à des successions de métamorphoses, de contrepoints et d’harmonie. Les couleurs se seront d’abord chevauchées ou contrariées, et leurs plis se seront déchirés puis rejoints, permettant ainsi à l’ensemble de s’accorder.
Fugue des touches successives se plaisant à servir le réel, la matière et l’esprit !
De tout cela, il en résulte une œuvre qui est toujours plus intéressante et étonnante lorsque les toiles sont vues dans leur dimension réelle.
Ici, je ne tente pas l’exercice périlleux d’une « explication » approfondie du plaisir que je ressens, lorsque je laisse divaguer mon esprit devant une toile de l’artiste. Cependant, le j’aime – je n’aime pas cher à Rolland Barthes pourra amplement me suffire pour entamer et entretenir une belle discussion à ce sujet, en ne retenant bien sûr que la première assertion de l’auteur du Degré zéro de l’écriture.
Pour ce qui est du regard des autres, ce qui n’est évidemment pas mon affaire, gageons simplement que de leur point de vue le fameux « j’aime – je n’aime pas » ne sera pas non plus assez satisfaisant pour goûter et apprécier une œuvre aussi délicate.
Peindre, écrire, chanter, jouer, aimer, etc. c’est d’abord vouloir jouer de cette oscillation : être libre de créer, de se réinventer, tout en ayant aussi le courage de se confronter à ce qui semble parfois vouloir contrarier cette joie.
ré
Image d’entête: reproduction d’une huile du peintre: Paysage de la vallée de l’Eure – 2006
Écrire dans les pages d’un petit livre que chaque matin ricane – grimace fluorée – un masque aux dents propres. Je ne brise pas pour autant le miroir qui me renvoie tous les signes de ma soumission. J’écoute la mer et le vent qui ne disent rien de ce visage ni de ma conscience.
J’entends, comme l’ami Jean-François Simon l’entendait depuis son cloître d’images, les bottes et les fusils, aboiements métalliques, et l’océan qui commence à manger la terre. Un instant, des instants, ce n’est pas grand-chose, et pourtant tout ça existe ; ce qui aimerait fleurir, agir et se perdre sans cesser d’en disperser le sens. Corps et langues s’y enlacent et s’émeuvent.
Hoquets bruyants du néon, la lumière hésite un peu. Moi aussi, grotesque, imbu de littérature, et implorant les mots pour adresser, gémir un salut, un aveu, au lichen jaune des murets qui recouvre les pierres, ma prière, de sa peau.
J’existe et meurs tous les matins ou presque dans le ronronnement entêtant de la technologie qui dit le monde et la nécessité toujours inaccomplie de transposer l’idée de la vie en pur amour.
D’un instant de frayeur ma parole est née, je crois. Qu’en faire. M’y suis creusé un trou de sidération d’où ça fait beau temps que je tiens tête à la nuit, lui passant par la bouche mes sommeils compassés. Comme tout le monde, je fouille autour du manque et du corps, un trou de langue, de pluie, de paysages. Et des peuples entiers se cognent aux portes des églises, échouent et crèvent sur nos plages.
Il n’y a pas de parler faux – je crois –, de poésie vraie ou de roman mort, mais des bateaux en sortant du chenal qui meuglent l’incipit du voyage à la mer ; mais le dire des choses, des odeurs, de la peur, de la spoliation, de l’horreur et de l’amour. Les arbres sont plus grands que le langage.
Laissée en pâture aux oiseaux qui plongent dans ma respiration – dans son volume d’images –, ma parole halète d’abord puis se tait. Et les camions écrasent, arrachent et lissent le bitume de l’embarcadère.
La rampe courbe au parapet blond dessine l’ourlet d’une paupière dont le khôl fond sous la chaleur. Ça sent le goudron et les fumées de diesel. Je suis un étranger.
Sans assener ni vers, ni rien d’autre, mais esquissant, il me semble, ce qui ressemble à un lieu, il faut nous risquer avec les corps invisibles du vent et de l’eau, pénétrer l’arcane, ses paysages – bouche, sexe, œil –, l’esprit à la table des mondes et des temps où dansent aussi, dans le cycle ouvert et permanent, vie et mort aux lèvres d’eau puissantes et bleues. Rester clandestin et attentif aux fleurs et aux saisons. Écrire.
Contemplateur dévoré sous la meute, le monde me rêve sans visage.
Toi, ma tête toute mal-tendue vers ce nous qui danse mais reste privé de l’acte inédit, tiens-moi debout dans ma tristesse de fou. Je connais que tu as une géométrie parfaite pour l’exercice. Voilà. Ça ne sert à rien de penser à la suite. Quelle suite.
Aujourd’hui, les dés ne veulent pas. Ils s’obstinent.
En marge du texte, le présent est un autre texte, un autre lieu. Ce n’est pas encore ton tour. Apprends d’abord. Je me répète.
Jette de l’eau sur tes frayeurs.
Écoute ta langue – phé │
énoncer parole et silence puis disparaître.
À l’instant sommes juste à l’heure de l’imitation, de l’arrogance, du mépris, de la violence, des fictions autoritaires. Émets à feu bas. Nulle communication non plus, et toujours en voyage.
Mais amour rituel aux cent visages, tous les matins ou presque. Ça, oui. Faire l’amour, en donner. Écrire, mentir encore. La lenteur de nos corps se réapproprie la chasse poursuite futuriste. Le débordement à venir : le réel.
Finalement, rien ne revient jamais. Tant mieux. En permanence, improviser, je crois, une autre vie. Écrire, parler lentement, et relecture systématique. Dans ma légende, suis plus léger que le souffle, celui à qui on aurait coupé la tête, et cette même tête aussi, inventée, que m’ouvre la danse silencieuse des mots qui ne sont pas tout à fait des mots et des trilles me rêvant, mais un rêve flottant entre les mots et les battements silencieux, entre l’œil et un ciel-mère, un océan, un regard de force, de terre et de pluie pesante rêvés par la sécrétion d’un grand pouvoir, dans le cliquetis d’une langue musicale, la voix d’une rencontre possible, une alliance.
Dans la langue tendue du cinglé, terre et langue en patience, sommes anonymes errants, allongés sur les dalles en pierre des mythes, sous les anneaux des temps, avec dans le cœur un soleil de faïence, et nos voix se meuvent, discrètes et pâles.
Extrait de Sans cesse de Gilles Venier. Tarmac éditions 2018
François Richard, l’auteur de Vie sans mort, d’Esteria et de Loire sur Tours, nous revient enfin grâce aux éditions Le Grand Souffle avec un texte-danse qui aura habité de ses déflagrations secrètes un trop long silence du poète.
Dans le premier opus de V I E – L’asquatation -, il y a un lieu : le squat Ribardy. Et puis il y a des heures, des jours dont certains sont des ères, et encore d’autres jours-instants aux mille nuits, aux mille paysages où l’errance a le don de ses voix-âmes, des Driades, d’Esther Leastir (la femme cachée), des fleurs, des vents d’encre, des corps – Ors-feux – au don d’ubiquité.
Le verbe y est matière et musique. Sa résonance sacrée est fertile. Le temps est celui des corps sonores de ces adolescents survivants dont les voix vivent et retentissent dans le choix lucide de leur liberté assumée en tant qu’êtres acceptant leur condition. Tous ou presque annoncent une révélation. Un renversement, une fin et un début ; peut-être celui d’un autre monde.
Ils sont là ces enfants d’Orphée à la fois synesthètes, amnésiques et dotés d’une mémoire plus vieille que la mémoire des temps. « ils sont là, Thubald, Thiam le non mort, Suïm, Imogen, Nroil, – Léopar, frère de Carange, et Chriscent (plus loin) -, et Attuen, et Lullia, et Lul etc., extrayant un vaisseau de l’envers de l’air ».
C’est un texte levé, une odyssée, d’où surgissent des légendes, sources originelles enroulées dans un futur déjà réalisé, où le sensible danse avec la création, avec l’imaginaire ; où le langage est capable de questionner le réel ; de redécouvrir et de nommer l’Arbre-Monde.
Il y a là, en mouvement – en inquiétude -, un chant dansé qui propose une traversée des ténèbres qui nous ceignent. Nulles allégories ou imitation dans son tracé, et surtout pas un jeu. Ça passe par les sens du respir et du toucher et par l’expérience du mystère, de la douleur et de la joie; de leur stridulation. Rien d’occulte non plus, mais sans cesse une création dans le creuset du sens.
L’écriture de François Richard est toute empreinte de cette respiration vitale – l’inspir et l’expir dans l’unicité corps et âme d’un temps-corps -, qui nous permet de tenir, de suivre l’étoile et d’aller vers soi. Lire cette respiration, c’est aussi respirer avec ce poète hors norme, le rejoindre dans sa quête, et s’étourdir avec lui dans la danse d’un verbe qui nous appelle à revenir au vivant, à nous retourner, en nous, et à s’unir à la conscience de l’amour.
Un très beau récit initiatique
Livre 1 – l’aquastation – Premier acte du pentaptyque V I E – 186 pages – Editions Le Grand souffle 2021
Un petit livre remarquable de Mathias Richard vient de paraître aux Éditions Caméras Animales.. Dès la première page de ce qui ressemble à un carnet de notes, le ton est donné : « avec ma main de pain de mouche de mutation Suzuki/putain/ j’écris des Poèmes dans le Ciel ». Dans un carnet, on n’écrit pas pour être lu. On ne devrait pas écrire pour être lu. Des notes, des fragments de lettres, de courts poèmes ; fièvres et expériences de la fièvre y sont consignées chaque fois comme l’imminence d’une fin et d’un commencement. De brèves prières, et toujours la puissance d’un chant, la volonté de chanter même si « Survivre, c’est assister au désastre un peu plus longtemps ». Garder sa liberté de chanter, et le faire faire vraiment, sans avoir recours au spectacle, c’est-à-dire chanter (même à voix basse) à l’adresse des humains comme à l’adresse du vent, du soleil, ou de la terre, c’est proposer au chant du monde de le rejoindre. Il n’est alors plus question de survivre en assistant au désastre, mais de vivre… même abimé, « brisé » ou « maté ».
Ce texte est revendiqué par l’auteur comme étant un « livre de l’intérieur », témoignant d’un enfermement forcé lié aux « restrictions sanitaires » qui furent instaurées par les pouvoirs publics durant la pandémie. C’est aussi depuis une intériorité plus intime et plus profonde celle-là – où les réseaux neuronaux, l’esprit et le cœur diffusent ensemble leurs informations-, que le dehors dépeuplé, figé ou stérilisé par décret peut apparaître d’autant plus invraisemblable. Mathias Richard consigne les effets de ce processus intime qui immanquablement conduit les mots à se heurter aux idées, et noue affreusement l’affect au poids d’un corps immobile. Même si de la réalité aucun vocable ne peut vraiment témoigner, derrière chaque phrase, chaque mot, se révèle un cosmos spiralé de lumière et de vide. En conscience, le corps et l’esprit tanguent acceptant la souffrance. Seuls l’esprit et le corps savent que le manque est essentiel, et que nous sommes aussi constitués par des milliers de paysages aux milliers de pétales et d’une infinité de capsules d’espace-temps. Et l’esprit et le corps veulent constamment danser et chanter, dans l’instant pur, ce manque et ce plein fractal de vide et de plein qui nous constituent et nous font vivre.
Tout est toujours possible. En homme d’action, en performeur, Mathias Richard ne s’emporte pas sur un futur déjà réalisé. Son parcours, son voyage, il veut le partager avec la communauté humaine « ceux qui sont étrangers partout » qui habite aujourd’hui l’impatience de créer, de se recréer, de communier, et qui déjà tente de conjurer le sort que nous réservent les inquiétantes promesses de l’intelligence artificielle. Pour faire tomber les masques des impostures en tout genre, de la fausse bienveillance politique et sociale de nos systèmes économiques et sociaux, on doit encore pouvoir bifurquer, reprendre les chemins de traverse du faire, saisir les effets potentiellement positifs pouvant surgir de circonstances aberrantes. Rien de naïf ou d’utopique dans cet espoir. Agir est avant tout un don de soi-même.
Alors oui, parfois le respir du dire de l’artiste est tour à tour ample et court, asphyxié et vivant. À une lyse de rage lourde ou à l’étoilement d’un désir se succèdent quelques précipités poétiques qui n’ont bien sûr rien à voir avec une sorte d’astuce d’écriture, et encore moins avec de la communication. Des invocations existent aussi dans Mix 01 (12.09.20). Ces mantras que l’on peut prendre pour des répétitions obsessionnelles appartiennent au chant, au souffle, où l’être se rejoint dans sa verticalité. « ce n’est pas moi qui exprime ces mots, c’est le Monde.
Partout dans ces textes, une compréhension intuitive de la réalité. Pour Mathias Richard, avant de ne plus penser, de refuser de penser, de ne plus rien écrire, de ne plus rien vouloir [ou pouvoir] écrire, de ne plus faire parler le souffle ; avant de fuir les apparences, l’urgence est de girer dans les couleurs, de courir tel un funambule au-dessus du vide et ses hypothèses.
Avec ou sans masque, un corps-texte(s) inviolable.